Mais jusqu’où s’arrêteront-ils?

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L’humoriste français Coluche avait une formule célèbre quand il voulait rire d’une situation complètement absurde. Il demandait « mais jusqu’où s’arrêteront-ils? »

À regarder se comporter les places boursières récemment, surtout les bourses américaines, on pourrait parfaitement appliquer la formule de Coluche puisque tout être rationnel sent que les niveaux avec lesquels flirtent les indices n’ont pas beaucoup d’appui fondamental.

On sait que la bourse n’est pas l’économie, et on sait qu’il peut souvent y avoir une certaine déconnexion entre les deux dynamiques. Mais à la suite du pire choc économique que nous ayons subi de notre vivant, de voir les marchés boursiers tenter de revenir de l’arrière pratiquement comme si de rien n’était à leurs niveaux de l’avant-pandémie, il y a de quoi se gratter la tête:

• Même dans l’avant-COVID, on pouvait capter des signaux clairs qu’une correction était due (nous y reviendrons plus loin)
• Une grave crise sanitaire s’est ajoutée au paysage, forçant les gouvernements à fermer volontairement les économies nationales
• Rappelons que le confinement a tout bonnement détruit en quelques semaines la totalité des emplois créés en plus de 10 ans depuis la dernière récession (certains de ces emplois seront rétablis dans les court et moyen termes à mesure que le déconfinement s’organise, mais les bouleversements causés au marché du travail ne seront pas tous que passagers, il s’agit d’un choc majeur sur toutes nos structures économiques)
• Le président de la Réserve fédérale américaine a informé les marchés qu’une hausse de taux n’était pas dans les cartes d’ici 2022 et un contrôle annoncé de la courbe des taux est une mesure plutôt extrême en cas de problèmes économiques majeurs
• L’OCDE prévoit que la contraction de l’économie réelle sera de l’ordre de 8% au Canada en 2020 si tout va pour le mieux (!), ce qui s’ajoute aux pronostics sombre du FMI et de la Banque mondiale
• Les marchés demeurent en mode très rare avec des mouvements quotidiens qui ressembleraient pratiquement à des évolutions mensuelles en temps normal
• Les journées d’exceptionnelles hausses ou baisses de plus de 2% sur le S&P500 depuis le sommet de février sont devenues monnaie courante alors qu’il y en a eu autant en 4 mois que durant les 4 années précédentes
• L’incertitude quant à une deuxième vague de confinement est omniprésente, surtout en contexte de réouverture plus ou moins précipitée selon les endroits
• La déconnexion entre les rendements boursiers et la croissance économique est la plus grande jamais enregistrée

Des sous-composantes trompeuses

Nous en parlions dans une lettre précédente, la composition des indices boursiers est également problématique en termes de signaux qu’ils peuvent envoyer. Les quelques grands titres technologiques qui bénéficient du confinement (Facebook, Apple, Alphabet/Google, Amazon, Netflix et Microsoft) peuvent soulever l’indice à eux seuls du fait de leur taille gigantesque, et ainsi donner l’impression que «la bourse» va mieux. Mais il n’en est rien, tel que l’illustre parfaitement le graphique suivant qui va de 2015 à la semaine dernière.

Niveaux de départ en 2015 normalisés à 100

Depuis 2015, on peut voir que les 6 grands titres technologiques du S&P500 ont plus que triplé en valeur alors que les 494 autres titres (S&P500 EX FAAANM) ont collectivement donné un rendement anémique. Pire encore, les autres places boursières mondiales excluant les États-Unis (MSCI AC EX-US) ont même fourni sur 5 ans un rendement négatif. Voilà qui redore le blason de la classe d’actifs obligataires et reconfirme la nécessité de bien diversifier un portefeuille d’actifs.

Only in America

Cette fausse impression que «la bourse» va bien alors que c’est en fait une poignée de titres qui s’est accaparée les gains n’est nulle part plus évidente qu’aux États-Unis. C’est que les autres places boursières nationales sont loin d’avoir connu la même montée euphorique que le S&P500 ces dernières années. Si l’on prend les 5 années se terminant vendredi passé, on trouve que le TSX a fourni un rendement modeste de 7,55% sur la période, ce qui se compare à la France avec 6,05% de rendement quinquennal. L’Allemagne avec ses 14,75% a mieux fait, quoique rien de spectaculaire sur 5 ans, alors que le Royaume-Uni a produit un rendement négatif de -4,43% (Keep calm and… say what?). Sur la même période, les États-Unis ont pulvérisé la concurrence avec un rendement de 52,52%. L’image qui s’en dégage (graphique suivant) est sans équivoque: quelque chose sent l’injustifiable.

Rendement de certains indices nationaux 2015-2020

En avoir pour son argent

Nous disions précédemment que la bourse n’est pas l’économie. Ceux qui côtoient les PME non cotées en bourse s’en rendent bien comptent. Dans cette crise, les très grandes capitalisations comme les géants des technologies s’en sont mieux tirées que les plus petites capitalisations boursières qui, elles, s’en sont mieux tirées que bon nombre de PME qui ont été les premières victimes de l’arrêt économique causé par le confinement. Les FAAANM auront donc bénéficié d’une crise qui a étouffé les plus petits commerçants, eux qui constituent pourtant l’ossature de la plupart des économies dans le monde. Que le Nasdaq, l’indice des technologies aux US, ait trouvé le moyen de fracasser son record de tous les temps en pleine période de pandémie fait réfléchir. Et s’il y avait eu une grossière exagération dans plusieurs valorisations boursières? Apple, Microsoft et Amazon sont à elles trois plus grandes que le PIB de n’importe quel pays sur la planète, hormis les USA et la Chine. On en vient à espérer qu’elle soient des démocraties étant donné le pouvoir économique qu’elles comportent…

Un moyen d’aborder la question est d’examiner à quels prix ces titres titanesques se transigent par rapport à leurs bénéfices. Historiquement, les entreprises cotées au S&P500 se vendent à environ 15 fois leurs bénéfices, ce qui peut sembler un horizon acceptable pour couvrir son achat avec les profits d’une entreprise. Or l’indice se situe actuellement à plus de 20 fois ses bénéfices, soit du côté plutôt cher. Qu’en est-il de nos FAAANG qui tirent tant l’indice S&P vers le haut? Elles sont toutes au moins au double de la moyenne historique, avec certaines d’entre elles qui affichent des ratios dignes des meilleures lignes de Coluche (Netflix à près de 90 fois les bénéfices ou Amazon à plus de 120 fois les bénéfices). Si on offrait à toute personne rationnelle un actif en lui disant qu’elle pourra couvrir son achat sur 120 ans, la réponse serait sans doute plus rapide que n’importe quelle livraison d’Amazon. Pourtant, la perspective que quelqu’un voudra l’acheter encore plus cher prochainement peut l’emporter, ce qui a tout d’un comportement de bulle spéculative.

Les bénéfices sont-ils à ce point en croissance? Au contraire, la tendance déjà présente en 2019, soit bien avant la COVID, était à l’effet que les bénéfices contribuaient peu, voire négativement au prix des actions. En d’autres termes, les hausses de prix face à des bénéfices stagnants ont augmenté directement le ratio cours-bénéfices. On y revient toujours, la spéculation a pris le pas sur la croissance réelle des bénéfices. Peu importe l’état des choses, on achète! Inutile de dire qu’en 2020 le confinement a scié les jambes des bénéfices escomptés et que toute hausse des prix proviendra d’ailleurs (si l’on fait l’hypothèse que bien peu d’investisseurs achètent en tentant de prévoir les bénéfices de 2030).

Toujours plus haut?

Un malaise persiste à la vue du Nasdaq qui brise des records et des autres indices US comme le S&P500 et le Dow Jones qui veulent s’envoler gaiement vers leur sommet historique, comme si rien ne s’était passé. Le coronavirus a causé l’un des pires chocs économiques de l’histoire et les conséquences commencent à peine à se préciser. Que les places boursières progressent sur le long terme est normal, mais ce qui se passe en ce moment est loin de l’être et incite à la prudence.

Plutôt que de laisser le FOMO (voir lettre du 12 mai) nous faire courir vers les actions, il semble plus avisé de conserver un portefeuille diversifié, soit, mais qui demeure prudent dans une optique de préservation du capital. Nous avons appris collectivement comment réagir à un confinement, mais ses conséquences réelles ne seront connues qu’avec les semaines qui passent.

Il est ironique de penser que cette lettre a été initiée en début de semaine, donc avant que le S&P500 ne connaisse aujourd’hui une des pires journées des 30 dernières années avec près de 6% de recul. C’était la quatrième séance depuis mars à souffrir d’une correction aussi sévère ou pire. C’était aussi une troisième journée consécutive à la baisse après l’excitation des dernières semaines.

Quand on vous dira que les choses reviennent déjà à la normale, il vous sera permis d’en douter.

Jusqu’où s’arrêteront-ils, demandait Coluche? Jusqu’à ce que la réalité ne les rattrape.

Prenez bien soin des vôtres,

Votre équipe