Avez-vous dit des taux d’intérêt négatifs?

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Des taux d’intérêt négatifs sont-ils possibles chez nous dans un avenir rapproché? Nous y reviendrons en fin de lettre. Voyons d’abord de quoi il s’agit.

Accepteriez-vous de payer une entreprise pour lui prêter de l’argent, plutôt que d’en retirer un revenu d’intérêt? Ou à l’inverse, avez-vous déjà été payé pour emprunter du capital plutôt que de devoir verser des intérêts? Si c’était le cas, on parlerait de taux d’intérêt négatifs. Que l’on soit emprunteur ou prêteur, des taux d’intérêt négatifs vont à l’encontre de toute logique. Ils ne sont d’ailleurs pas enseignés dans les programmes d’économie et de finance, du moins pas conventionnellement puisqu’ils ne devraient pas exister.

C’est pourtant ce qui se produit actuellement en Asie et en Europe sur les taux officiels découlant des politiques monétaires en place. Notons que sur certains titres américains de très court terme, les taux sur le marché ont effectivement déjà rencontré le territoire négatif. Mais il s’agit pour l’instant de facteurs techniques d’offre et de demande et non d’une politique directe de la Réserve fédérale. À la suite des bouleversements causés par la pandémie, on trouve d’ailleurs maintenant dans le monde des milliers de milliards de dollars de titres qui se transigent à des taux d’intérêt négatifs.

D’où viennent les taux négatifs?

Deux phénomènes principaux peuvent créer une situation de taux d’intérêt négatifs:

• Des facteurs techniques de marchés (offre vs demande): Puisque la relation est inversée entre le prix d’un titre de revenu fixe et son taux de rendement, une demande exceptionnellement forte qui fait bondir le prix peut mener à des taux d’intérêt négatifs. Par exemple, dans une situation où toutes les classes d’actifs sont à la baisse, les investisseurs pourraient se ruer vers des obligations gouvernementales sécuritaires et se satisfaire de payer pour obtenir un véhicule de protection de leur capital, menant ainsi à des taux d’intérêt négatifs. Un ancien collègue londonien résumait bien la chose : «It means people care more about return of their capital than return on their capital». Autrement dit, conserver ses acquis avant toute chose dans l’incertitude économique la plus totale.

• Une politique monétaire officielle: Une banque centrale peut décider de fixer son taux directeur sous zéro pour inciter les institutions financières et les intervenants économiques en général à emprunter et à investir plutôt qu’à épargner. On a vu historiquement de tels phénomènes quand la relance d’une économie nationale tardait à arriver. Après la Suède et le Danemark il y a quelques années, les banques centrales européenne et japonaise «testent» actuellement cette approche, avec des résultats qui ne font pas l’unanimité chez les économistes quant à son efficacité.

La normalité

La situation naturelle est simple: si vous empruntez pour un projet donné, votre institution financière vous imposera un certain coût, ou taux d’intérêt, représentant le loyer pour le prêt de son argent. De la même façon, une institution financière vous versera un taux d’intérêt, si faible soit-il, sur vos dépôts dans ses voûtes (gardons la vieille image romantique d’un endroit physique rempli de billets de banque).

Des taux d’intérêt négatifs renversent donc complètement la logique bancaire et financière telle qu’on la connait depuis toujours. Plutôt que d’avoir une légère rémunération sur l’argent que vous déposez (prêtez) à la banque, vous vous trouvez en quelque sorte à payer un frais d’entreposage. Dans la même dynamique de taux négatifs, vous seriez théoriquement payés pour acheter ou investir à crédit.

Négatif cherche cause désespérée

Quand plus rien ne fonctionne et qu’on se retrouve devant un risque réel de déflation et de ralentissement économique marqué, une politique de taux d’intérêt négatif visera à accélérer les emprunts et les investissements dans divers projets en offrant un avantage économique additionnel à le faire, au-delà des taux de rendement visés par les projets eux-mêmes. C’est en quelque sorte un incitatif ultime à la prise de risque pour des agents économiques rationnels (si de tels agents ont déjà existé, mais ce sera peut-être le sujet d’une autre lettre).

Par ailleurs, quand une banque centrale abaisse ses taux d’intérêt, l’effet isolé sur la devise nationale est d’en diminuer la valeur puisqu’elle devient relativement moins rentable à détenir. Un effet conséquent d’une politique de taux négatif peut ainsi être de faire baisser la valeur d’une devise pour rendre les produits d’exportation plus attrayants à l’international (parce que soudainement moins chers). Le président Trump a récemment fait pression sur la Réserve fédérale à cette fin, avec toute la subtilité qu’on lui connait.

Dans la réalité

Une politique officielle de taux d’intérêt négatif de la part d’une banque centrale n’est toutefois pas aisément transmise à toute l’économie.

En ce qui concerne les banques elles-mêmes, puisque prêter à profit constitue une source importante de leurs revenus, un taux d’intérêt négatif (donc un coût pour elles) pourrait les amener à ralentir leurs activités de prêt, allant carrément à l’encontre de l’objectif initial qui est de raviver l’économie. Il est donc fort peu probable que l’emprunteur moyen se fasse offrir un taux d’intérêt négatif sur quelque prêt que ce soit.

Quant aux épargnants, un taux d’intérêt négatif pourrait les convaincre de ne plus déposer leur argent auprès des institutions financières, ce qui incitera encore moins ces dernières à afficher des taux négatifs.

Possible chez nous?

Nous le disions précédemment, une politique de taux négatif constitue un geste de dernier recours. Si nous n’y sommes pas encore, mais nous n’en sommes pas non plus très loin avec un taux de la Fed qui est fixé à zéro et un taux de la Banque du Canada qui est à 0,25% depuis la fin mars.

Nous avons fait état dans les lettres précédentes de nos craintes pour l’économie mondiale, avec plusieurs statistiques et faits à l’appui. Ce sont d’ailleurs ces données qui nous indiquent de demeurer prudents dans l’allocation d’actifs tant que dureront la volatilité et l’incertitude actuelles. Sur ce plan, certaines nouvelles du jour ne sont pas porteuses d’augures bien agréables:

• L’économie canadienne s’est rétrécie de 9% en mars selon un estimé de Statistiques Canada. Il s’agit de la plus forte contraction jamais enregistrée depuis les débuts de l’agence.
• Plus d’un million de chômeurs se sont ajoutés en mars seulement au Canada, autre valeur record.
• La Banque du Canada a prévenu que la COVID19 pourrait causer la plus forte récession depuis un siècle. Elle s’est même gardée de publier ses habituelles prévisions économiques tellement le paysage est incertain.
• L’effet combiné du ralentissement économique et de la crise internationale du pétrole frappe encore plus fortement le Canada, pays producteur.
• Des pays qui croyaient avoir jugulé la pandémie se retrouvent avec des chiffres de nouveaux cas qui recommencent à inquiéter.
• Les marchés du crédit, qui fonctionnent essentiellement sur la confiance d’une croissance à venir, menacent d’entrer dans un cercle vicieux : confiance diminuée, qui cause une contraction du crédit disponible, qui cause la mise au rancart de projets économiques, qui cause une détérioration du marché du travail, qui cause une augmentation de l’insolvabilité, qui cause une diminution de la confiance, et la roue tourne. Ce degré de contagion dans l’économie ressemble à toutes fins pratiques à celui d’un virus.
• Certains espoirs d’une reprise rapide post-COVID19 ont dû être relativisés. Les comparatifs utilisés étant ceux des périodes d’après-guerres, des études ont fait ressortir des différences majeures qui ont modéré l’enthousiasme. Entre autres, le fait qu’en période d’après-guerre les grands projets de reconstruction d’infrastructures sont significatifs dans le rebond économique. Rien de tel ne s’applique dans le cas de la COVID19 qui n’a bombardé aucun édifice ni détruit aucun pont…
• Aux États-Unis, les ventes au détail ont subi la plus forte baisse mensuelle enregistrée depuis que de telles données sont colligées.
• Aux États-Unis toujours, des chiffres de la Réserve fédérale ont montré une chute dans la production industrielle jamais vue depuis la Deuxième Guerre mondiale.
• Dans son nouveau rapport sur l’économie mondiale, le Fonds monétaire international prévoit la pire récession depuis la Grande Dépression. Le Fonds, qui prévoyait une croissance mondiale de 3,3% encore récemment en janvier, parle maintenant d’une contraction de 3% du PIB mondial. À titre de comparaison, la récession causée par la crise financière de 2008-2009 a produit une contraction de seulement 0,1% de l’économie mondiale.

Faire la nomenclature de toutes les statistiques qui s’ajoutent chaque jour révèle l’ampleur du ralentissement économique causé par la fermeture technique de nombreux secteurs et, dans une certaine mesure, prépare le terrain pour le fait que les chiffres du mois d’avril seront encore plus faibles selon toute vraisemblance.

Si nous revenons donc à notre question, à savoir si des taux d’intérêt négatifs sont possibles chez nous, on peut dire que les ingrédients pour déclencher des mesures additionnelles de sauvetage de l’économie sont en place. Sans doute les Européens et les Japonais voyaient-ils eux-mêmes les taux négatifs comme un concept bien abstrait avant de tenter d’y recourir. Disons simplement que de parier sur une hausse des taux d’intérêt directeurs à ce moment-ci serait assez téméraire. Et une ruée vers les actifs perçus comme solides pourrait amener plus souvent des taux transigés techniquement en territoire négatif au cours des prochains mois.

«Return of capital before return on capital», disait le collègue?

Soyez certains que nous veillons sur l’un comme sur l’autre, et dans le bon ordre.

Portez-vous bien!

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